5
Entouré d’un cercle d’épées, je continuai de me battre. S’il n'y avait pas eu la jeune fille…
J’avais pris la décision de trouver une demeure plus vaste juste à temps. Les rapports devenaient tendus. Diverses personnes tapaient sur les nerfs d’autres personnes. Horus tapait toujours sur les nerfs de tout le monde, et le confinement – car Nefret ne le laissait pas se promener dans les rues fétides du Caire – avait le même effet sur ses nerfs. Emerson grommela et temporisa quand je lui demandai d’empaqueter ses livres, et maugréa lorsque je dis à Mahmud de s’en occuper. Ramsès déambulait tel un fantôme, des cernes foncés sous les yeux. Nefret broyait du noir. Quand je lui demandai si elle était préoccupée par quelque chose, elle répondit que Lia et David lui manquaient.
Nous avions tous été déçus d’apprendre qu’ils ne pensaient pas nous rejoindre avant Noël. On avait offert à David une merveilleuse occasion de participer à la restauration des fresques du palais de Cnossos, en Crète. Il s’était toujours intéressé aux influences minoennes sur l’art égyptien, et cette invitation faite par Sir Arthur Evans, l’un des noms les plus illustres de l’archéologie, était un hommage à sa réputation grandissante de copiste doué. À l’évidence, Lia se souciait peu de l’endroit où elle se trouvait, du moment qu’elle était avec David.
À mes yeux, cette nouvelle n’expliquait pas le comportement inhabituel de Nefret. Elle n’avait pas un tempérament porté à l’introspection morose. Dans le cas d’une jeune femme célibataire, on pense aussitôt à une raison bien précise qui peut occasionner un tel trouble de l’esprit, aussi entrepris-je de déterminer si un jeune homme en particulier en était responsable. Jack Reynolds et Geoffrey Godwin étaient les suspects les plus plausibles, réfléchis-je. Tous deux étaient jolis garçons, jeunes, bien élevés, lettrés, et égyptologues de profession. Un parent indulgent, comme c’était mon cas, une personne in loco parentis, pouvait difficilement demander davantage.
Cependant, une observation attentive me convainquit que Nefret demandait davantage, et qu’elle n’avait pas trouvé ce qu’elle voulait chez eux. Son comportement avec Geoffrey était plus doux que ses échanges moqueurs avec le jeune Américain plein d’allant, mais il y a des regards… que je ne voyais pas… et je me trompe rarement à propos de telles choses.
Un mystère fut éclairci quand Ramsès nous rapporta sa conversation avec le dirigeant du parti de la Jeune-Égypte.
Nous prenions notre petit déjeuner sur le pont supérieur, comme c’était notre habitude, et Emerson bougonnait, comme c’était son habitude, exaspéré par la fumée, l’odeur infecte et la navigation grandissante sur le fleuve. Ramsès nous rejoignit au bout d’un moment. Les cernes sous ses yeux étaient particulièrement prononcés ce matin, aussi me sentis-je obligée, même si je me faisais un devoir de laisser une certaine intimité aux jeunes gens, de lui demander ce qu’il avait fait cette nuit.
Dire que Ramsès mentait souvent serait inexact et injuste. Il avait rarement à le faire. Même dans ses jeunes années, il usait d’équivoques et ce talent s’était affiné avec le temps. En cette occasion, il répondit qu’il avait l’intention de nous en parler ce matin et qu’il le ferait tout de suite si je le désirais. Prenant ceci au pied de la lettre, je l’invitai à poursuivre.
Son récit suscitait d’innombrables questions, néanmoins nous le laissâmes parler sans l’interrompre – moi parce que je connaissais l’inutilité d’essayer d’interrompre Ramsès, Emerson parce qu’il n’avait bu qu’une tasse de café et n’était pas encore tout à fait réveillé, et Nefret (mon instinct infaillible me le disait) parce qu’elle l’avait déjà entendu.
— Vous pensez qu’il a dit la vérité, alors ? interrogea Emerson lorsque Ramsès eut fini de parler. Je suis soulagé de l’apprendre. Je m’étais demandé…
— Vous aussi, professeur ? s’exclama Nefret.
— Le soupçon était douloureux mais inévitable, déclara Emerson. Je présume que nous le partagions tous et étions peu disposés à l’avouer.
— Pas moi, dis-je en servant des œufs et du bacon à Ramsès. Je ne vous reproche pas de vous être dépensé inutilement, Ramsès. Si vous êtes rassuré maintenant, l’effort en valait la peine. Mais j’aurais pu vous dire de ne pas vous inquiéter.
— Votre intuition, je suppose ? s’enquit Emerson en prenant sa pipe.
— Elle est fondée, dans mon cas du moins, sur une longue expérience et une profonde compréhension de la nature humaine.
— Bah ! fit Emerson avec douceur. Je suis prêt à parier que vous n’aviez pas pensé que la cause nationaliste pouvait être le motif pour lequel David voulait obtenir de l’argent. J’avoue que je n’y avais pas pensé. Je dois avouer que c’est une fichue complication. Kitchener est résolu à écraser les nationalistes radicaux, et Wardani est sa principale proie. David est-il impliqué dans le mouvement ?
— Beaucoup moins qu’on ne le soupçonne en haut lieu, répondit Ramsès. Du moins, je ne le crois pas. J’espérais être à même de persuader Wardani de tenir David à distance. J’ignore si j’y suis parvenu.
— Ne pouvez-vous pas raisonner David ? demanda vivement Emerson. Vous êtes son ami intime.
— J’ai essayé.
Ramsès n’avait pas touché à sa nourriture. C’était toujours difficile de savoir ce qu’il pensait – tellement à l’opposé de ce qu’il disait –, pourtant il y eut une certaine émotion inhabituelle dans sa voix comme il poursuivait :
— C’était une grave erreur de ma part.
— Pourquoi ? s’exclama Nefret.
— Parce que je me suis montré suffisant et condescendant. Ce n’était pas mon intention, mais c’est l’impression que cela a certainement donné – une semonce modérée, pour son bien. C’est précisément cette attitude de notre part qui déplaît fortement à des Égyptiens comme David et Wardani. Et lorsqu’il a parlé de Denshawaï… c’est devenu une obsession chez lui, et qui suis-je pour lui dire qu’il ne devrait pas s’en soucier ?
Ce nom ne signifie sans doute rien pour la plupart de mes lecteurs. Cet événement s’était produit quelques années avant le moment où j’écris ces lignes, et avait provoqué un tumulte considérable même dans la presse britannique, mais il avait été très vite oublié. Nous avons la mémoire courte quand il s’agit d’injustices commises envers d’autres, surtout lorsque nous en sommes responsables. L’incident était l’une des taches les plus noires sur l’administration britannique et un motif de honte pour tous les Anglais dignes de ce nom.
Les pigeonniers en briques de boue sont des éléments caractéristiques du paysage égyptien, car les paysans élèvent des pigeons pour se nourrir. Quand un groupe d’officiers britanniques vint chasser le pigeon dans le village de Denshawaï, les villageois devinrent furieux, de façon compréhensible. Ainsi qu’un éminent écrivain anglais le fit remarquer, c’était comme si un groupe de chasseurs chinois avait tiré sur les canards et les oies dans la mare d’un fermier du Devonshire.
On parvint à une trêve provisoire, mais un an plus tard les chasseurs revinrent à Denshawaï. Ils se trouvaient à quelques centaines de mètres du village lorsqu’ils commencèrent à tirer. Les villageois, exaspérés, les attaquèrent – non pas avec des fusils, car ils n’en avaient pas, mais avec des pierres et des bâtons. Au cours de l’échauffourée, quatre Égyptiens furent tués, et un officier qui avait été roué de coups mourut alors qu’il s’efforçait de porter secours aux autres. Médicalement parlant, son décès était imputable à une insolation et à des efforts excessifs, mais les autorités décidèrent de faire un exemple. Vingt et un villageois furent condamnés, quatre à la peine de mort, certains aux travaux forcés, et les autres à cinquante coups de fouet. Ces sentences de pendaison et de flagellation furent appliquées sur les lieux où l’incident s’était produit, et on obligea les villageois, dont les familles des condamnés, à y assister.
Emerson avait été l’un de ceux qui protestèrent violemment contre cette horrible affaire, dans des lettres enflammées adressées aux journaux anglais et lors d’entrevues privées avec Lord Cromer. Aujourd’hui encore, son visage s’empourprait de colère lorsqu’il s’en souvenait.
— Bon sang, cela me donne sacrément envie de rejoindre les partisans de Wardani ! grommela-t-il.
Ramsès avait recouvré son calme habituel.
— Tout à fait. Mère dirait que deux Noirs ne font pas un Blanc, que la fin ne justifie pas les moyens, et ainsi de suite. Plus précisément, toute vengeance ne fait qu’aggraver les choses. L’affaire de Denshawaï a entraîné l’assassinat de Boutros Ghali, lequel a conduit à son tour à un durcissement à l’encontre des nationalistes. De fait, le mouvement est mort. De même que Wardani, si on le débusque et s’il oppose une résistance à son arrestation.
— Hmmm, oui. (Emerson tapota sa pipe pour faire tomber les cendres.) Peut-être devrais-je avoir une conversation avec David.
— Il vaudrait mieux que cela vienne de vous plutôt que de moi, reconnut Ramsès.
— Nous le tiendrons occupé pour qu’il ne s’attire pas d’ennuis, conclut Nefret. Je suis sûre que Lia coopérera.
Je déployai des efforts considérables et obligeai mes aides à faire de même pour que la maison fût prête en un temps record. Fatima allait d’une pièce à l’autre telle une petite tornade noire et dirigeait les activités des ouvriers que Selim avait engagés. Tous étaient des amis et des parents de Selim et de Fatima, et ils travaillaient assidûment et intelligemment. Selim n’avait pas envie d’être là. Soutenu et encouragé par Emerson, qui n’avait pas envie d’être là, lui non plus, il inventait continuellement des prétextes pour ne pas venir. Nefret m’aidait un peu, Ramsès pas du tout, Daoud et son épouse Kadija considérablement, et j’étais dérangée chaque matin par Maude Reynolds qui se présentait pour me proposer son assistance. Dès qu’elle constatait que Ramsès n’était pas là (habituellement, c’était le cas), elle disparaissait et je ne la revoyais plus.
Une aile de la villa fut bientôt terminée et prête à être habitée. Les sols carrelés étincelaient, les murs luisaient de badigeon à la chaux, nous avions persuadé les populations d’insectes et de rongeurs de chercher un autre logis, et Fatima s’activait à ourler des rideaux. Nous apportâmes nos biens à la maison le jeudi, et le vendredi, qui était le jour de repos pour nos amis musulmans, je décidai que j’avais également droit à une journée de détente. Les autres se rendaient quotidiennement ou presque à Zawaiet el-’Aryan, pour une bonne partie de la journée (quand ils réussissaient à m’échapper), et presque tous les soirs je devais écouter les descriptions enthousiastes d’Emerson sur l’avancement du chantier.
J’allai dans le nouveau cabinet de travail d’Emerson pour lui dire que je l’accompagnerais ce jour-là, savourant par avance le plaisir que cette nouvelle lui procurerait. Je lui avais demandé de ranger ses livres sur les étagères de la bibliothèque. Les livres étaient toujours dans les caisses, les étagères vides, et Emerson avait disparu.
Après avoir parcouru la maison et découvert que les autres avaient également filé, je me rendis à l’écurie. Une partie du bâtiment était déjà occupée par ce que Ramsès appelait la ménagerie de Nefret. Elle collectionnait les animaux abandonnés et blessés comme des jeunes filles font la collection de bijoux. En moins d’une semaine, elle avait recueilli un gros chien jaune très laid, une gazelle orpheline et un faucon qui avait une aile brisée. Ce dernier retournerait à la vie sauvage dès que son aile serait cicatrisée, à moins qu’il ne s’attache à Nefret et refuse de partir. C’était le cas pour bon nombre de ces animaux. Le chien – l’un des spécimens les moins attrayants de l’espèce canine que j’aie jamais vus – devait être enfermé dans la remise quand Nefret quittait la maison pour l’empêcher de la suivre. Ce que nous ferions de la gazelle, j’étais incapable de l’imaginer.
La veille, Selim avait amené les chevaux d’Atiyah. Les pur-sang arabes n’étaient pas dans l’écurie, comme je m’y étais attendue. Seul l’un des chevaux que nous avions loués, une jument baie ombrageuse, se trouvait toujours dans sa stalle. Elle roula un œil critique dans ma direction lorsque je demandai à Mohammed de la seller.
Mohammed parut dubitatif, lui aussi.
— Le Maître des Imprécations m’a dit de ne pas…
— Peu importe ce qu’il vous a dit. Je suppose qu’ils sont allés à Zawaiet el-’Aryan ? Bien, je vais m’y rendre également. Veuillez faire ce que je vous dis.
— Mais, Sitt Hakim, le Maître des Imprécations a dit que je ne devais pas vous laisser sortir seule.
— Quelle bêtise ! Vous croyez peut-être que je me perdrais ? Moi, qui connais chaque pouce du terrain depuis Abou Roash jusqu’à Gizeh, depuis Saqqarah jusqu’à Abousir ?
Je suis portée à exagérer un brin quand je parle en arabe – c’est une habitude que j’ai acquise auprès d’Emerson –, mais le sens général de mon assertion était parfaitement clair.
Mohammed secoua la tête d’un air lugubre. Il savait qu’il aurait droit à une semonce de la part d’Emerson s’il ne m’accompagnait pas, et à une vive réprimande de ma part s’il insistait pour venir. La semonce n’était pas imminente, la réprimande l’était. Sa décision ne fut guère surprenante.
— Prenez au moins votre ombrelle, Sitt.
Il prononça ce mot à l’anglaise, et cela faisait un effet très étrange. En l’occurrence, mon ombrelle est considérée comme une arme au pouvoir magique reconnu. Outre l’effet psychologique, elle est l’instrument le plus utile que l’on puisse imaginer : elle sert de canne, de parasol et – vu que mes ombrelles sont pourvues d’une solide poignée en acier et de bouts très pointus – d’arme. J’assurai Mohammed que je serais armée de pied en cap.
À ce moment, j’entendis un grognement rauque et vis au sein des ombres deux orbes à l’éclat vert. Ce n’était pas étonnant que cette pauvre jument fût nerveuse. Horus était probablement là depuis un bon moment, la regardant fixement et imitant un lion.
— J’aurai quelque chose à te dire plus tard, informai-je le chat, et je sortis ma monture avant de me mettre en selle.
C’était une matinée splendide, dégagée et paisible – un temps idéal pour des pyramides. La contrariété a un effet désastreux sur votre style littéraire. Des phrases comme « se tuer au travail » et « sacrifier ses désirs aux besoins d’autrui » dominaient mes pensées. Cependant, je ne suis pas le genre de personne à laisser le ressentiment gâter son plaisir. Quand je rejoindrais ma famille dévoyée, je m’exprimerais en des termes bien choisis. Entre-temps, je voulais savourer le moment qui passe et les moments à venir.
Si j’avais été le genre de personne qui rumine les préjudices subis, j’aurais trouvé un motif de ressentiment supplémentaire dans ce qui s’était passé sur le site durant mon absence forcée (par devoir). Après notre première visite, j’avais voulu lire le rapport de Signor Barsanti, rapport que j’avais vu pour la dernière fois entre les mains de Ramsès. Il n’était pas sur les étagères du salon, il n’était pas sur le pont supérieur, il n’était pas sur le bureau de Ramsès dans sa cabine. Je le trouvai finalement par terre sous le fauteuil du salon et je m’installai pour le lire avant que quelqu’un le prenne et l’égare.
L’honnêteté m’oblige à avouer que la pyramide était infiniment plus intéressante que je ne l’avais cru. Ainsi qu’Emerson l’avait dit, à sa façon pittoresque, c’est l’intérieur d’une pyramide qui me fascine, peut-être parce que cela me remémore des visions d’enfance de grottes et de passages souterrains, de cryptes et de trésors enterrés. Emerson peut faire des conjectures à l’infini sur les méthodes de construction, le calcaire fossilifère, les angles d’inclinaison, les boutisses et les traverses. Pour ma part, j’accepte immédiatement de longs couloirs sombres et compliqués. Cette pyramide semblait très séduisante, et je ne croyais pas un seul instant que Signor Barsanti l’avait explorée comme il le fallait.
Avant d’avoir parcouru un mile, qui rencontrai-je par hasard, sinon Geoffrey Godwin, lequel se promenait, mains dans les poches.
— Mrs Emerson ! s’exclama-t-il en ôtant son casque. C’est un plaisir inattendu !
— Vraiment ?
Un sourire timide apparut sur son visage.
— Un plaisir, certainement. Inattendu… euh… pas tout à fait. À dire vrai, j’ai croisé votre famille il y a un petit moment. Ils m’ont dit qu’ils se rendaient à Zawaiet el-’Aryan et que vous iriez probablement les rejoindre dès que vous… euh…
— Dès que je m’apercevrais qu’ils avaient filé, terminai-je. C’était Emerson, je suppose. Il avait entièrement raison. Je me rends là-bas, Mr Godwin.
— Seule ?
— Oui. Pourquoi pas ?
— Oh, comme ça ! répondit-il en hâte. Votre jument semble nerveuse.
— Je suis capable de la maintenir.
Je tins les rênes plus fermement alors que cette satanée bête essayait de donner un coup de sabot à un âne qui passait près d’elle.
— Bien sûr. Écoutez, Mrs Emerson, je séjourne chez Jack et Maude pendant quelques jours. Il travaille à un article et Maude est au Caire, aussi je puis emprunter un cheval et vous rejoindre dans quelques minutes.
— C’est très aimable à vous mais inutile, l’assurai-je. Je ne suis pas une touriste.
Il s’écarta, sourit et haussa les épaules.
— Je suppose que vous ferez un détour par les pyramides ?
— Je m’y arrêterai peut-être pour dire bonjour à Karl von Bork. Il est là-bas aujourd’hui, je crois ?
— Oui, m’dame. La campagne de fouilles de Herr Junker commence plus tôt que la nôtre. Si vous êtes certaine…
Mes adieux furent sans doute un brin abrupts. Il semblait désireux de continuer à parler interminablement, et j’étais pressée.
Karl était effectivement au travail sur l’un des mastabas dans le Grand Cimetière Ouest, un secteur qui avait été attribué aux Allemands – ou, plus exactement, aux « Autrichiens ». Herr Steindorff, le premier chercheur, avait été remplacé par Herr Junker de l’université de Vienne. Il n’était pas là aujourd’hui. Ce fut Karl qui jaillit brusquement du sol avec un sourire radieux et me proposa de me faire visiter la tombe. Bien que tentée (car cette tombe semblait très intéressante), je refusai avec courtoisie, expliquant que je me rendais à notre site et que je m’étais simplement arrêtée pour l’inviter à dîner le soir. Karl accepta, bien sûr. Puis il offrit de m’accompagner, avec une telle insistance que je fus obligée de le quitter aussi brusquement que j’avais quitté Geoffrey.
Vraiment, ces hommes ! pensai-je. Comme si j’étais incapable de faire attention à moi !
Ma bonne humeur reparut tandis que je suivais la piste à peine tracée qui conduisait à travers le plateau. Le soleil et la solitude, le sable soulevé par le vent et le silence ! Le ciel bleu sans nuages au-dessus, le sol aride blanchi par la lumière en dessous ! Me souvenant de la sollicitude de mes deux jeunes amis, j’éclatai de rire. Ceci était ma patrie spirituelle, ceci était la vie que j’aimais. Je ne pouvais me perdre.
La jument s’était calmée et je n’eus aucun mal à la tenir en main jusqu’à ce qu’on commence à tirer sur nous.
La première balle me fit sursauter et frissonner. La seconde, qui heurta le sol juste devant nous, fit cabrer la jument. Je ne fus pas désarçonnée. Je mis pied à terre. J’avoue que je le fis plutôt précipitamment. Se mettre à l’abri quand on vous tire dessus est la voix même de la sagesse.
Allongée à plat ventre derrière une petite butte, j’observai le nuage de poussière qui indiquait la fuite de ma monture déloyale et j’examinai la situation. Que faire, que faire ? J’avais parcouru plus de la moitié de la distance et je me trouvais, calculai-je, à moins d’un mile de ma destination – un trajet à pied aisé pour une femme en forme, ce qui est toujours mon cas, mais une silhouette qui se découpe sur le paysage serait une cible tentante, et je ne tenais guère à faire tout ce chemin en rampant. Demeurer dans ma position présente était probablement la ligne de conduite la plus sûre. Cependant, j’ignorais pendant combien de temps je serais peut-être contrainte de rester ici avant que quelqu’un survienne ou que mon agresseur inconnu renonce à la chasse. Quelques heures sous les rayons brûlants de l’astre solaire, et je serais cuite comme une brique d’argile exposée au soleil. Emerson continuerait probablement de travailler jusqu’à la tombée de la nuit, et il pouvait très bien rentrer à la maison en empruntant la route qui longe le fleuve, au lieu de suivre la piste à travers le désert.
Apparemment, cela ne servait à rien d’attendre. J’étais armée de pied en cap. Mon ombrelle et mon poignard ne m’étaient d’aucune utilité, sauf si je réussissais à en venir aux prises avec le ruffian, mais j’avais mon petit pistolet. Je relevai la tête et examinai les lieux.
Derrière moi, les pyramides de Gizeh se découpaient en ombres chinoises sur le ciel. Le fleuve se trouvait en dessous et sur ma gauche, je le savais, mais d’où j’étais, je ne l’apercevais pas. Il n’y avait rien d’autre à voir, excepté le paysage typique du plateau – du sable jonché de cailloux et des amas de roche aride. Mon agresseur se cachait probablement derrière l’un de ces monticules de pierres. Le soleil était haut dans le ciel. Il était plus tard que je ne l’avais pensé. Il était temps de passer à l’action !
Je sortis mon pistolet de ma poche et ôtai mon casque. Je plaçai le casque sur la pointe de mon ombrelle et je la soulevai lentement. Le résultat fut tout à fait gratifiant. Un autre coup de feu retentit. Je me mis aussitôt en position assise et tirai dans la direction d’où était venue la balle. Je m’apprêtais à me jeter de nouveau à plat ventre, pour devancer un tir en riposte, quand j’aperçus un cheval et son cavalier arriver au galop vers moi, venant de la direction de Gizeh. L’homme faisait montre d’une audace incroyable ! Il formait une cible parfaite, ou l’aurait fait s’il ne s’était pas déplacé aussi rapidement. Pour cette raison, je le manquai lorsque je tirai, par bonheur, car avant que je puisse faire feu une seconde fois, il était arrivé suffisamment près pour que je le reconnaisse. M’apercevant, il tira sur les rênes de sa monture, sauta à terre, se jeta sur moi et me fit tomber sur le sol. Il était plus robuste que sa frêle silhouette ne le laissait supposer. Son corps et ses membres pesèrent lourdement sur moi.
— Vraiment, Mr Godwin ! fis-je remarquer, le souffle coupé. Quelle impétuosité !
— Je vous prie de m’excuser, m’dame.
Il rougit et déplaça son corps pour se mettre dans une position qui était un brin moins intime, mais tout aussi efficace pour m’empêcher de bouger.
— Me suis-je trompé ? J’ai supposé que ces coups de feu vous étaient destinés.
— À mon avis c’était le cas, en effet. J’apprécie votre tentative courageuse pour faire un bouclier de votre corps afin de protéger le mien, Mr Godwin, mais plusieurs dizaines de pierres pointues me rentrent dans le dos. Je pense que l’homme est parti.
Une série rapide de détonations m’interrompit. Elles étaient déformées et assourdies. À l’évidence, elles venaient d’une distance considérable, mais les intentions chevaleresques de Mr Godwin l’emportèrent sur son bon sens. Il poussa un cri de frayeur et me plaqua à nouveau sur le sol.
— Crénom ! m’exclamai-je. Le scélérat décampe précipitamment, je vous assure, et j’entends un martèlement de sabots… Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! Levez-vous vite, Mr Godwin, avant que quelque chose de tout à fait épouvantable se produise !
Hélas, cet avertissement survint trop tard. Le martèlement de sabots approchait, il ne s’éloignait pas. Il cessa et, au-dessus de l’épaule de Mr Godwin, apparut un visage à la grimace hideuse, montrant les dents, rouge de fureur, avec des yeux qui lançaient des flammes de colère. Mr Godwin se leva précipitamment pour passer de l’horizontale à la verticale.
— Non, Emerson ! criai-je. Non, ne le frappez pas ! Vous êtes victime d’une grave erreur !
— Ah oui ?
Emerson avait saisi par le col le malheureux jeune homme. Il retint de justesse le coup de poing qu’il s’apprêtait à donner.
— Mr Godwin me protégeait. Il ne m’agressait pas.
Je me relevai maladroitement. D’autres cavaliers approchaient. Emerson les avait distancés, car il montait Risha.
— Ah ! dit Emerson. Je vous présente mes excuses, Godwin.
— Posez-le par terre, Emerson, suggérai-je.
Emerson obtempéra. Le jeune homme tira sur son col et sourit vaillamment.
— Tout va bien, monsieur. Je ne vous reproche pas cette méprise. Quelqu’un tirait sur Mrs Emerson, et j’ai…
— Oui, oui. Nous avons entendu les coups de feu et sommes venus voir ce qui se passait. Je pensais bien qu’ils étaient destinés à mon épouse. Les gens tirent fréquemment sur elle.
Les autres nous avaient rejoints – Nefret montait Moonlight, et Ramsès Asfur, la jument de David. Nefret sauta de sa selle et courut vers moi. La voir rappela ses bonnes manières à Mr Godwin. Il murmura des excuses et ôta son casque.
— Ne vous inquiétez pas, Nefret, je suis saine et sauve, lui certifiai-je tandis qu’elle passait des mains inquiètes sur mon corps. Mais Mr Godwin est blessé, apparemment. Est-ce du sang sur votre front ?
— Pardon ? (Il porta la main à sa tête.) Oh ! Oui, je me rappelle maintenant. Je ne portais pas mon casque, j’étais parti précipitamment. Je suppose que vous n’avez pas vu votre agresseur, Mrs Emerson – un indigène à la mine patibulaire avec une barbe noire ? Il était à cheval. Je l’avais remarqué quand vous vous êtes arrêtée pour me parler, car je trouvais bizarre qu’il attende pendant ce temps et qu’il vous suive ensuite lorsque vous êtes repartie. Son air et la façon dont il vous observait me déplaisaient au plus haut point…
Emerson voulut le retenir comme il chancelait, mais ce fut dans les bras de Nefret qu’il s’affaissa. Son poids entraîna Nefret lentement mais inexorablement vers le sol, où elle posa la tête de Geoffrey sur ses genoux.
Ramsès n’était pas descendu de cheval. Penché sur sa selle, il contempla le tableau avec une petite moue dédaigneuse.
— Bien joué, fit-il remarquer.
— Va au diable ! répliqua Nefret.
La défaillance de Geoffrey ne dura que quelques secondes. En rougissant, il se dégagea rapidement des bras de Nefret et lui assura qu’il n’avait rien. Apparemment, c’était le cas. Une simple écorchure. J’insistai néanmoins pour qu’il revienne à la maison avec nous afin que je la nettoie. Ma monture était partie au diable vauvert. En ce qui me concernait, cette satanée bête pouvait y rester. Aussi Emerson me prit-il avec lui sur Risha et nous laissâmes les jeunes gens partir devant.
— Que mijotiez-vous encore ? s’enquit mon époux.
— J’ignore ce que vous entendez par là, Emerson.
— Bien au contraire ! Qu’avez-vous dit, et à qui, pour occasionner cette séance de tir ?
— Rien, je vous assure.
— Pas d’allusions voilées ? Pas de menaces lancées au hasard ?
— Non, Emerson, sincèrement. Du moins, je ne le pense pas.
— Provoquer une agression est un moyen d’identifier un ennemi, je suppose, fit Emerson d’un air pensif. Un moyen que je n’approuve pas, Peabody.
— Franchement, Emerson, je ne comprends pas. Nos recherches ont été singulièrement – d’une manière très embarrassante, pourrait-on dire – infructueuses. Le seul aspect encourageant de cette agression…
— J’étais sûr que vous en trouveriez un.
— Allons, cela signifie nécessairement que le faussaire est ici – en Égypte, au Caire, voire à Gizeh ! Le déguisement qu’il a revêtu ce matin était le même qu’il avait utilisé en Europe.
— Y compris la mine patibulaire et l’air louche ?
— Ne soyez pas sarcastique, Emerson. Geoffrey a peut-être exagéré un brin, après coup – c’est un garçon sensible et imaginatif. C’est le comportement de l’homme qui a éveillé ses soupçons.
— Humpf ! Je me le demande.
Manuscrit H
Le vieux fakir déambulait d’un pas tranquille dans les ruelles étroites du souk. Nefret ne lui accorda qu’un regard rapide. Il appartenait manifestement à une communauté de derviches, un membre légèrement plus grand et beaucoup plus sale que la plupart de ses semblables. Daoud, très fier que Nefret lui ait demandé de l’accompagner ce soir-là, l’écarta vivement du passage d’un vendeur qui portait sur sa tête un énorme plateau de pains et lui montra la porte ouverte d’une échoppe. Des rangées de babouches de toutes sortes et de toutes les pointures étaient exposées au-dehors. Nefret ne s’arrêta pas pour les examiner et entra. Le marchand, qui se tenait sur le seuil, s’inclina devant elle en souriant.
Lorsqu’elle sortit de la boutique un peu plus tard, le vieux fakir était entouré d’un groupe de jeunes vauriens qui ricanaient et se moquaient de lui. Daoud poussa une exclamation indignée et s’avança vers eux. Cependant, le fakir n’avait pas besoin de son assistance. Il commença à assener des coups autour de lui avec son long bâton et à proférer une bordée de jurons. Les jeunes chenapans se dispersèrent et le fakir s’assit au milieu de la ruelle, en grommelant et en bavant. Il ne portait pas de turban et de longues mèches de cheveux gris lui tombaient sur le visage.
— Ce sont des mauvais garçons, fit Daoud d’un air désapprobateur. C’est un très saint homme.
— Mais il n’a peut-être pas toute sa tête ? suggéra Nefret prudemment.
— Son esprit est au ciel, seul son corps demeure sur terre.
— Que Dieu soit bienveillant envers lui, chuchota Nefret.
Quelque chose à propos de cet étrange personnage parut l’intéresser. Elle s’approcha.
— Un assemblage de guenilles et de pièces rapportées très attrayant. Ou pourrait-on appeler cela un habit d’arlequin ?
— C’est un dilk, déclara Daoud prosaïquement.
— Hmmm ! Oh, j’ai failli oublier… retournez là-bas, s’il vous plaît, et dites à Mr El-Asmar que je veux une autre paire de babouches comme celles que j’ai commandées, mais en noir, et de cette pointure. (Elle mesura la longueur avec le pouce et l’index.) Elles sont pour Lia. Ses pieds sont plus petits que les miens.
Un large sourire apparut sur le visage de Daoud.
— Ah, c’est une bonne pensée. Nous organiserons une grande fantasia à leur retour, avec des présents, de la musique, et de la nourriture en abondance.
— Tout à fait. (Elle serra son bras affectueusement.) Je vous attends ici.
Une fois qu’il eut réussi à faire passer son corps énorme par l’entrée étroite de l’échoppe, Nefret chercha dans son sac à main et prit quelques pièces de monnaie. Tout en les faisant tinter dans sa main, elle s’approcha du fakir. Celui-ci s’était affaissé en un tas informe, le visage caché par ses cheveux.
— Si c’est l’odeur de la sainteté, je préfère la damnation, murmura Nefret. Pourquoi ton déguisement est-il aussi répugnant ?
— La saleté tient les personnes délicates à distance, fut la réponse à peine audible. À l’évidence, tu n’en fais pas partie. Ruhi min hina, ya bint Shaitan. (Va-t’en d’ici, fille de Satan.)
Il n’osa pas lever les yeux mais entendit le rire mélodieux de Nefret et sa réponse plus forte.
— Quelle grossièreté !
Elle laissa tomber les pièces de monnaie à ses pieds et s’éloigna.
Ramsès risqua un coup d’œil entre ses cheveux emmêlés et crasseux et aperçut Daoud qui sortait de l’échoppe. Ils ne regardèrent pas dans sa direction, mais il attendit qu’ils fussent partis pour se lever péniblement et les suivre.
***
— Humpf ! fis-je, quand Nefret eut fini de décrire le costume de Ramsès. Très pittoresque, en vérité ! Pourquoi suiviez-vous Daoud et Nefret ? Il est suffisamment imposant et tout à fait digne de confiance pour la protéger.
Nonchalamment allongé sur le canapé, les pieds posés sur le rebord de la fontaine, mon fils répondit :
— Il ferait avec joie le sacrifice de sa vie pour elle, mais une fois ce regrettable événement survenu, ce pourrait être trop tard pour Nefret. Après ce qui vous est arrivé ce matin, nous devons prendre toutes les précautions possibles et imaginables.
— Je n’ai pas besoin qu’on me protège, déclara Nefret de façon prévisible. J’ai mon poignard.
C’était la première fois que nous savourions les agréments de la cour de notre nouvelle demeure. Le sentiment du travail bien fait m’emplit de satisfaction tandis que je la contemplais. Des canapés et des fauteuils en osier tressé, des tables basses et des repose-pieds étaient disposés autour de la fontaine, où un jet d’eau glougloutait mélodieusement. Les plantes apportées par Geoffrey étaient la touche finale. Choisies avec le goût d’un artiste et plantées avec un soin affectueux, elles avaient déjà transformé une cour nue en un jardin. Les pots contenant des orangers et des citronniers, des hibiscus et des roses étaient des produits locaux. Leurs lignes simples et leur surface délicatement brunie convenaient à merveille à l’ambiance et évoquaient ceux de jadis. Certains styles de poterie n’ont pas changé depuis des milliers d’années.
— Ma petite mésaventure d’aujourd’hui a un aspect positif, déclarai-je. Si l’un d’entre vous nourrissait encore des doutes sur la culpabilité de David, ils sont certainement dissipés à présent.
— Vous supposez qu’il y a un lien entre l’agression dont vous avez fait l’objet et l’autre affaire, dit Emerson.
La lampe posée sur une table voisine éclairait son visage renfrogné.
— Ce serait une trop grande coïncidence si elles n’étaient pas liées, fit remarquer Ramsès.
— Pas du tout. Votre mère se met toujours dans des situations délicates. Elle les cherche. Elle les attire. Elle s’en délecte.
— Absurde ! m’exclamai-je.
— Néanmoins, poursuivit Ramsès tandis que Nefret dissimulait son sourire derrière sa main, il n’y a que deux possibilités. Soit la récente… euh… mésaventure de Mère n’a aucun rapport avec les recherches que nous avons effectuées, soit il y en a un. La seconde semble la plus vraisemblable. Mère n’a pas autant d’ennemis de longue date qui se cachent dans l’ombre. Du moins… qu’en pensez-vous, Mère ?
— Hmmm… Laissez-moi réfléchir un instant. Non, pas vraiment. Alberto est mort il y a quelques années, tout à fait paisiblement, m’a dit son compagnon de cellule, et il semble exclu que Matilda…
— Ne continuez pas la liste, ce serait trop long, m’interrompit Emerson. Envisageons la seconde possibilité comme une hypothèse de travail. Avez-vous quelque chose à ajouter, Ramsès ?
C’était une question stupide. Ramsès a toujours quelque chose à ajouter.
— Oui, Père. Nous pouvons déduire de cette hypothèse d’autres possibilités vraisemblables. D’abord, l’homme que nous cherchons se trouve dans la région du Caire. Ensuite, il a estimé que nous – ou Mère – représentions un danger pour lui. Enfin, cette affaire est plus compliquée que nous l’avions supposé, et il y a bien plus en jeu qu’un modeste profit. Nous avons connu quelques faussaires par le passé, et un certain nombre de trafiquants d’antiquités volées. Combien d’entre eux auraient commis un meurtre afin d’éviter d’être démasqués ?
— Plusieurs, répliqua Emerson d’un air maussade. Particulièrement… Taisez-vous, Peabody, et ne jurez pas. Je vous l’ai déjà dit, cette fois je ne soupçonne pas Sethos. Je pensais à cette canaille de Riccetti.
— Il est en prison depuis l’affaire de l’hippopotame, fis-je remarquer. Si on l’avait remis en liberté, nous l’aurions appris.
— Cette fois-là, le butin était une tombe royale qui n’avait pas été pillée, avec son contenu intact, déclara Ramsès. Ce genre de chose inspire une activité intense aux criminels.
Les yeux de Nefret brillèrent.
— Tu ne supposes pas…
Emerson soupira.
— On ne peut espérer avoir cette sorte de chance deux fois au cours d’une vie ! Je crains que ceci ne soit qu’une simple affaire de fraude des plus banales.
— Le terme « banal » n’est pas franchement approprié, Père, rétorqua Ramsès.
— Non, en effet, admit Emerson. Les contrefaçons n’appartiennent pas au genre habituel. Je n’éprouve aucune compassion pour les acheteurs. Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient si on les a escroqués. Ils ne doivent pas acheter des antiquités. Je serais tenté de laisser cet individu s’en tirer à bon compte s’il n’était pas nécessaire d’innocenter David.
Ramsès se pencha en avant, les mains jointes, et déclara avec une fougue inhabituelle chez lui :
— Alors il est temps que nous cessions d’être aussi soucieux des sentiments et de la réputation de David. Même si nous pouvions nous permettre ce luxe, ce que je ne crois pas, c’est une attitude stupide et fou…
— Ne…, commençai-je.
— Jurez pas, enchaîna Ramsès, les dents serrées. Je vous demande pardon, Mère. Vous ne comprenez donc pas que David l’apprendra tôt ou tard ? La nouvelle va se répandre, c’est toujours le cas. Les collectionneurs communiquent entre eux, les marchands s’adressent aux clients de choix. Dieu sait combien d’autres contrefaçons sont exposées dans divers magasins d’antiquités. Nous n’en avons trouvé qu’un infime pourcentage. Je suis surpris qu’aucune de nos connaissances n’ait pas mentionné la « collection » d’Abdullah avant cette affaire. Croyez-moi, David ne nous remerciera pas de l’avoir laissé dans l’ignorance. C’est une fou… excusez-moi, Mère… c’est une sacrée insulte.
Le silence qui suivit cette déclaration équivalait à un accord tacite. À l’évidence, Ramsès n’était pas le seul à être arrivé à cette conclusion. En tout cas, elle m’était venue à l’esprit.
— Vous écrivez à David, n’est-ce pas ? lui demandai-je.
— De temps en temps. Nefret écrit plus souvent à Lia.
Nefret eut un reniflement de dédain.
— Les hommes sont de piètres correspondants ! Je n’ai rien dit à Lia. Suggérez-vous que nous apprenions la nouvelle à David dans une lettre, tante Amelia ? Cette idée ne me plaît pas du tout.
— Je ne suggérais pas cela. Je me demandais seulement si David avait mentionné quelque chose qui pouvait donner à penser qu’il avait eu vent de l’affaire.
— Je n’ai rien appris de sa part qui m’amènerait à le croire, répondit Ramsès. Nefret ?
— Lia me l’aurait dit, affirma Nefret d’un ton catégorique.
— Que suggérez-vous que nous fassions, alors ? demanda vivement Emerson. Nom d’un chien, Ramsès, c’est bien beau de clamer que nous devons changer de stratégie, mais si vous n’avez aucune idée utile à proposer…
— Je suggère que nous arrêtions de marcher sur des œufs autour du pot, si vous me permettez de mélanger deux métaphores. Nous devons mettre Daoud et Selim dans le secret. Si nous n’avons pas réglé cette affaire quand David et Lia arriveront, nous devrons en informer David. Nous pourrions également demander conseil à Mr Vandergelt. Il est en relation plus étroite que nous avec le milieu des collectionneurs et des marchands autorisés, et assurément pas même Mè… assurément personne ne le soupçonne de faire le commerce de contrefaçons.
— C’est parfaitement exact, Ramsès, dis-je. Je ne trouve pas offensant qu’on m’attribue un certain scepticisme réaliste. À mes yeux, c’est une idée utile. Katherine et Cyrus sont au-dessus de tout soupçon, et nous pouvons compter sur leur discrétion. Ils passent les fêtes de Noël avec nous et arriveront bientôt. À ce moment, nous mettrons au courant Selim et Daoud et nous tiendrons un conseil de guerre !
Fatima survint en trottinant et annonça que le dîner était servi. Nous nous levâmes de nos sièges, à l’exception de Nefret qui fut obligée de détacher les griffes d’Horus de sa robe pour être en mesure de bouger.
— Alors nous sommes d’accord, dit Emerson. Efforcez-vous de ne pas vous attirer d’ennuis jusque-là, hein, Peabody ?
— Je ne comprends vraiment pas pourquoi vous m’adressez cette mise en garde, Emerson. Nous devons tous faire attention.
— Humpf ! Plus de visites au souk, c’est compris ?
— Pourquoi le souk ? Je n’ai pas été agressée dans le souk. Vous voulez uniquement m’empêcher de faire des courses. Il me reste des cadeaux de Noël à acheter, et je…
— Assez ! s’écria Emerson en s’arrachant les cheveux. Si vous devez y aller, je vous accompagnerai, ainsi que Ramsès, dans l’un de ses accoutrements répugnants, et Daoud et toute l’équipe. Cessez de discuter et venez dîner.
— Notre invité n’est pas encore arrivé, Emerson.
— Un invité ? Quel invité ? Crénom, Peabody…
— Karl, dis-je en coupant court au gémissement d’Emerson avec l’habileté que procure une longue expérience. Je l’ai invité ce matin. Il ne devrait pas tarder.
— Vu que nous nous confions à tout le monde, avez-vous l’intention de parler également des contrefaçons à von Bork ? s’enquit Emerson.
— J’avais pensé que je pourrais mentionner le sujet des contrefaçons en général, admis-je. Juste pour observer sa réaction.
— Oh, cela devrait régler la question ! À l’instant où vous prononcerez le mot, il laissera tomber sa fourchette, deviendra blême, et fera des aveux complets !
Je n’aurais pas été surprise outre mesure que Karl réagît ainsi – en supposant qu’il fût coupable, bien sûr. À mon avis, il était trop timide et me craignait trop pour faire un bon criminel. Soit il était innocent, soit il s’était endurci davantage que je ne le supposais, car mon introduction du sujet ne provoqua aucune des réactions qu’Emerson avait décrites. Toutefois, Karl était intéressé et il nous fit bénéficier d’un long cours sur des faussaires qu’il avait connus et sur certaines de leurs méthodes.
Une fois qu’il nous eut souhaité une bonne nuit, nous nous réunîmes autour de la fontaine pour une dernière tasse de café, et Emerson fit remarquer d’une manière sarcastique :
— Au temps pour votre dernier stratagème, Peabody ! Cela n’a pas marché, hein ?
— Oh, Emerson, ne soyez pas ridicule ! Je n’attendais pas que Karl craque et passe aux aveux. Cependant, il connaît énormément de choses sur la fabrication de fausses antiquités, vous ne trouvez pas ?
Avec l’arrivée imminente de nos invités et les inévitables activités mondaines inhérentes à la saison, Emerson était d’autant plus résolu à obtenir de notre part le plus de travail possible. Je n’avais fait que le taquiner en déclarant que je n’avais pas terminé mes achats. Je les avais faits en grande partie, et la fièvre de l’archéologie me gagnait. Ce fut le cœur battant la chamade et brûlant d’impatience que je me tins un matin devant les marches récemment mises au jour et me préparai à découvrir l’intérieur de la pyramide.
Emerson s’y opposa catégoriquement.
— Crénom, Peabody ! commença-t-il à dire.
Et il poursuivit ainsi un long moment.
Nous avions un très large public. Nefret et Ramsès étaient là, bien sûr, ainsi que nos ouvriers. Nous débattions toujours de cette question lorsque nous fûmes rejoints par Maude et Jack Reynolds.
Je ne fus pas étonnée de voir Jack, car il avait été assidu dans ses attentions à notre égard. Il venait presque tous les jours et se montrait – ainsi que même Emerson le reconnut, de mauvaise grâce – d’une assistance considérable. Je ne fus pas étonnée non plus de voir Maude. Elle était devenue exaspérante en diable – pour moi, en tout cas. Je n’aurais su dire si Ramsès éprouvait la même chose. Il ne donnait pas l’impression de l’encourager, mais c’était toujours difficile de savoir ce que Ramsès pensait – sans parler de ce qu’il faisait.
Toute en sourires et fossettes, Maude le rejoignit. Nefret et lui se tenaient discrètement à distance pendant qu’Emerson et moi avions cette petite discussion. Selim, également à l’écart, fredonnait à voix basse et se dandinait d’une jambe sur l’autre. Il me sembla observer une cadence familière : un-deux-trois, un-deux-trois…
Jack fit preuve de moins de tact que Selim.
— Vous vous disputez de nouveau ? demanda-t-il avec un large sourire aux dents proéminentes.
— Nous ne nous disputons pas, expliquai-je.
— Bien sûr que si ! fit Emerson. J’aurais dû le savoir. Elle a toujours le dernier mot. Très bien, Peabody, vous pouvez venir avec moi cette fois. Mais veuillez contrôler votre exubérance, ne me poussez pas dans le puits et ne me foulez pas aux pieds pour passer devant !
— Vous avez fait votre petite plaisanterie, Emerson, répliquai-je.
Jack me regarda bouche bée et découvrit encore plus de dents.
— Mais, Mrs Emerson, pourquoi désirez-vous descendre là-dedans ? L’endroit est complètement vide et sale, il y fait très sombre et horriblement chaud !
Je ne répondis pas à cette remarque inepte et suivis Emerson, lequel avait commencé à descendre l’escalier.
Ce terme donne probablement au Lecteur une impression inexacte, car les marches étaient tellement usées et brisées qu’elles ressemblaient plus à une rampe qu’à un escalier, et l’angle de descente était suffisamment raide pour rendre la progression quelque peu hasardeuse. Au bout d’un moment, le couloir pénétra dans la roche et la pente s’adoucit. Le couloir ne faisait guère plus de trente mètres, mais l’obscurité qui nous enveloppa rapidement le faisait paraître plus long. Je me demandai ce qu’Emerson envisageait, pour la lumière. Les bougies que nous tenions à la main suffisaient pour l’espace restreint de ce couloir, mais pourrions-nous les maintenir allumées dans l’air vicié des autres pièces ?
Non qu’il y eût beaucoup de choses à voir. Les parois, bien que mises d’équerre, n’étaient pas égalisées ou enduites de plâtre, et la voûte présentait un certain nombre de fissures importantes. C’était mauvais signe. La roche était apparemment d’une qualité plutôt médiocre, et il y a toujours le danger d’un effondrement. Cependant, un effondrement ne semblait pas imminent pour le moment, du moins était-ce ce que je me disais.
Finalement, Emerson s’arrêta et tendit le bras.
— Lentement, lança-t-il, et sa voix résonna en échos sourds. Très lentement, s’il vous plaît, ma chère.
Avertissement parfaitement inutile. Avancer précipitamment dans les couloirs d’une pyramide n’est pas dans mes habitudes. Même si je n’avais pas su qu’il y avait un puits très profond, je me serais méfiée. Les bâtisseurs de ces monuments aménageaient des fosses et d’autres pièges dans l’espoir de décourager les pilleurs de tombes.
Le bras musclé d’Emerson formait une barrière aussi efficace qu’un garde-fou métallique. Il avait fait halte à moins d’un mètre du puits. En dessus, un orifice de forme carrée ouvrait sur les ténèbres. Plusieurs planches solides recouvraient en partie le prolongement du puits vers le bas. Sur la paroi gauche, j’aperçus une seconde ouverture sombre.
— Le couloir continue par là, dit Emerson en montrant l’ouverture latérale. J’ai jeté un regard rapide à…
— Vraiment, Emerson ! Vous saviez que je brûlais d’impatience d’explorer ces couloirs ! Vous auriez pu m’attendre.
Emerson eut un petit rire. C’était un bruit inquiétant dans ces profondeurs obscures.
— Vous n’avez pas plus de bon sens qu’un enfant, dit-il affectueusement. Regardez vers le haut, Peabody.
Il me prit par la taille et m’aida à franchir la planche qui enjambait le puits.
Il n’y avait pas grand-chose à voir dans le vide au-dessus de nous, même quand Emerson leva sa bougie à bout de bras. Puis je distinguai une échelle rudimentaire appuyée contre la paroi.
— Vous êtes monté là-haut ? m’exclamai-je.
— Selim tenait l’échelle, répondit Emerson calmement. Toutefois, je ne recommande pas l’ascension. Il y a une entrée donnant sur un autre couloir trois ou quatre mètres plus haut. Apparemment, il n’a jamais été terminé. Ce qui me préoccupe…
Il s’interrompit et poussa un grognement de mécontentement. Je tournai la tête et regardai vers le couloir. J’aperçus le scintillement de plusieurs bougies. Les autres nous avaient suivis.
Je grommelai un « Crénom ! » à voix basse. À mes yeux, l’exploration d’une nouvelle pyramide n’a rien d’une réunion mondaine. Emerson émit un juron bien plus sonore.
— Ramsès ! gronda-t-il. Faites reculer tout le monde. Je ne tiens pas à ce que des gens se bousculent au bord d’un profond à-pic !
Puis il me tendit sa bougie et m’aida à retourner sur le sol rocailleux du couloir.
— Je veux aller là-bas, Emerson, dis-je en montrant l’ouverture sur la gauche.
— Cela ne me surprend pas, Peabody. Attendez un peu.
— Et là, dans le puits.
— Vous ne le pouvez pas et ne le devez pas. (Emerson se frotta le menton.) Comme je le disais… Bon sang, Reynolds, empoignez votre sœur et tenez-la fermement. Ramsès, pourquoi l’avez-vous laissée descendre jusqu’ici ?
— Ce n’est pas sa faute, dit Nefret.
— Oh, mais si ! C’est lui qui commande en mon absence. Si j’ai négligé de vous le faire clairement comprendre, Reynolds, je le fais à présent.
— Ce n’est pas la faute de Ramsès, insista Maude. Ni celle de Jack. Il me gâte affreusement. Les frères sont ainsi, n’est-ce pas, Nefret ? Bonté divine, professeur, ce n’est pas la première fois que je fais ce genre de chose, vous savez. Je n’aurais voulu manquer cela pour rien au monde.
Sa tentative de bravade ne fut pas entièrement couronnée de succès. Il y avait eu un chevrotement très net dans la voix qui avait prononcé ces vaillantes paroles. De tous les visages dont la pâleur relative luisait au sein des ombres, le sien était le plus pâle.
Mains sur les hanches, légèrement en équilibre au bord de l’abîme contre lequel il nous avait mis en garde, Emerson considéra la jeune fille.
— Vraiment ? Venez jeter un coup d’œil, dans ce cas.
Il la prit par le bras et la tira à sa hauteur. Un regard vers ce gouffre apparemment sans fond mit fin à sa bravade. Elle étouffa une exclamation et s’agrippa à Emerson. Sa prise d’une seule main, apparemment désinvolte, aurait maintenu un poids bien plus important que celui de Maude. Solide comme un roc, il la remit à son frère, qui s’était élancé en poussant un cri de frayeur comme elle vacillait.
— Voilà ce que je voulais dire, déclara Emerson avec une certaine irritation. Trop de personnes qui se pressent dans un espace restreint. Un faux pas ou une glissade, un étourdissement, et vous tombez dans le puits, en entraînant éventuellement d’autres personnes dans votre chute. La passerelle n’est pas fixée, un pas inconsidéré peut facilement la déloger. Raccompagnez votre sœur à l’air libre, Mr Reynolds. Elle n’est pas faite pour ce genre de chose.
— Bien sûr que si ! (À présent en sûreté dans l’étreinte de son frère, Maude s’était ressaisie.) C’est la première fois que cela se produit, je vous assure !
Emerson avait contenu sa colère plus longtemps que je ne m’y étais attendue. Maintenant il s’emporta. Son rugissement, « Damnation ! » fut suffisant pour exprimer ses sentiments. Les Reynolds battirent en retraite précipitamment. Ramsès – qui, chose surprenante, n’avait pas prononcé un seul mot – rejoignit son père au bord du puits.
— Pauvre fille, dis-je à Nefret. On ne peut qu’admirer son courage. Je suppose qu’elle essayait de surmonter une phobie des endroits sombres et des souterrains.
— Elle voulait impressionner une certaine personne, répliqua Nefret. Ou peut-être avait-elle l’intention de s’évanouir gracieusement dans ses bras.
— Ce n’est pas très charitable, ma chérie.
— J’ai passé plus de temps que vous avec Miss Maude, fit Nefret d’un ton sévère. Plus de temps que je ne l’aurais aimé. Croyez-moi, tante Amelia, elle ne s’intéresse nullement à l’archéologie ou aux pyramides.
Emerson et moi passâmes le restant de la matinée à l’intérieur de la pyramide. C’était tout à fait délicieux. Une description détaillée serait déplacée ici, mais des lecteurs aux facultés intellectuelles supérieures souhaiteront certainement consulter notre ouvrage édité par l’université d’Oxford. L’intérieur de la pyramide était très étendu et dans un état de dégradation charmant, car la voûte avait cédé en plusieurs endroits et nous étions contraints de ramper pour progresser dans des boyaux étroits qui éraflaient nos corps – particulièrement celui d’Emerson, dont la carrure est considérablement plus massive que la mienne. La galerie horizontale où amenait l’ouverture latérale du puits continuait sur une certaine distance, puis descendait en suivant des marches moins nombreuses pour aboutir à une petite salle qui avait peut-être été la chambre funéraire. La lueur de nos bougies n’avait qu’une portée limitée. Nous avancions au sein des ténèbres dans une bulle de lumière. Le rétrécissement de la vue rétrécit également l’esprit : on ne voit pas un ensemble, mais une série de segments isolés. L’air était chaud et étouffant. Dans ces conditions, le cerveau ne fonctionne pas normalement.
Selon le plan publié par Signor Barsanti, un second passage conduisait à un long couloir qui s’étendait parallèlement au côté nord de la pyramide. Il avait indiqué que plusieurs niches étaient taillées dans la paroi de ce couloir. La régularité même de ce plan éveillait les soupçons. Avait-il réellement mesuré chaque niche avec une telle précision ? Leurs dimensions étaient-elles vraiment aussi régulières ? Quelle avait été leur fonction ?
Trouver des réponses à ces questions était l’une de nos missions ce matin-là. Selim me précédait, tenant la bougie, et Emerson nous suivait en déroulant un mètre à ruban métallique. Calepin en main, je notais les chiffres qu’il me criait. Nous suivîmes le couloir jusqu’à son extrémité, puis nous revînmes sur nos pas et continuâmes jusqu’à l’autre extrémité, tout en prenant des notes.
— Les niches sont certainement des endroits pour le rangement, dis-je. (Le fait que je puisse à peine respirer n’entamait pas mon enthousiasme.) Regardez ici. N’est-ce pas…
Emerson empoigna ma ceinture et me tira en arrière.
— Sortons immédiatement, Peabody, nous sommes ici depuis plus de deux heures. Vous avez du mal à respirer.
Selim, qui nous avait accompagnés, fut le premier à s’engager sur la planche. J’aurais très bien pu le faire sans aucune aide, mais Emerson et lui insistèrent pour me tenir par la main. Bien qu’il eût très chaud et fût poisseux de sueur, Emerson s’arrêta un moment pour jeter un regard à la partie inférieure du puits.
— Un système trop rudimentaire, fit-il remarquer d’un air désapprobateur en montrant une corde qui avait été attachée autour de la planche. C’est de cette façon que nous avons ôté les gravats, en hissant d’en bas les paniers remplis. Nous devons installer quelque chose de plus solide si nous voulons poursuivre les travaux de déblaiement.
— C’était très aimable à vous de me faire ce plaisir, Emerson, dis-je. C’est une très jolie pyramide, finalement. Je m’excuse pour les remarques désobligeantes que j’ai faites à son sujet.
Nefret nous attendait quand nous sortîmes.
— Juste ciel, vous ruisselez de sueur ! Venez vous mettre à l’ombre et buvez quelque chose. Vous êtes partis si longtemps que je commençais à m’inquiéter.
— Apparemment, ce n’était pas le cas de Ramsès, dis-je, comme celui-ci venait vers nous sans se presser, mains dans les poches et son chapeau repoussé sur l’arrière de sa tête.
— Vous vous êtes bien amusée, Mère ? demanda-t-il.
— Énormément. Je suis étonnée que vous ne nous ayez pas rejoints.
— Lorsque l’oxygène est limité, moins il y a de personnes qui le respirent et mieux c’est. Je présume qu’il n’y a rien pour moi là-bas ?
— Pas d’inscriptions, si c’est ce que vous voulez dire, fit son père d’une voix rauque. Mais il y a beaucoup à faire.
— Le fait passionnant, déclarai-je en essuyant mon visage souillé de boue, c’est que le puits est plus profond que ne l’a indiqué Barsanti. Il n’avait pas fini de le dégager ! Le sol n’est pas de la pierre taillée mais des gravats et du sable !
Emerson m’adressa un sourire aimable, et ses dents brillèrent au sein du masque crotté de son visage.
— Je présume que vous voulez que je déblaie le reste de ce satané truc.
— Comment pouvez-vous en douter ?
Je pris la tasse de thé que Nefret me tendait et je poursuivis avec un enthousiasme grandissant.
— Il y a peut-être d’autres passages plus bas qui conduisent à la véritable chambre funéraire. Même vous, Ramsès, devez trouver cette perspective passionnante.
— Énormément.
— Ne laissez pas la fièvre de l’archéologie l’emporter sur vous, Peabody, m’avertit mon époux. Il est bigrement peu probable qu’il y ait quelque chose en bas, à part des gravats. Je veux bien que deux ou trois de nos ouvriers finissent de déblayer ce puits, mais nous avons des projets plus importants.
— Comme les cimetières environnants, expliqua Ramsès. J’ai jeté un coup d’œil depuis le sommet de la pyramide pendant que vous étiez en bas. Le secteur au nord semble plein de promesses. Je pense qu’il y a au moins un grand mastaba que Mr Reisner n’a pas trouvé.
Emerson se leva d’un bond.
— Vraiment ? Montrez-moi.
Je le retins par la manche. Elle était trempée, comme le reste de sa chemise, en partie par la sueur et en partie par l’eau qu’il avait versée sur son visage pour se rafraîchir.
— Asseyez-vous, Emerson, et reposez-vous un moment.
— Plus tard, ma chère, plus tard.
En souriant, je le regardai s’éloigner à grandes enjambées et engager une discussion animée avec Ramsès. Du moins, Emerson était animé. Ramsès l’est rarement. J’espérais qu’il trouverait quelque chose susceptible de l’intéresser. Au cours des années précédentes, il avait été une sorte de vagabond érudit, étudiant dans une ville et travaillant dans une autre, et il passait seulement quelques mois par an avec nous. Il manquait beaucoup à Emerson. Celui-ci ne l’avait jamais dit à Ramsès, de peur que cela ne ressemble à un reproche et à une demande. Il devait vivre sa vie et suivre son propre chemin, avait déclaré superbement Emerson.
Ramsès était un chercheur compétent – il ne pouvait en être autrement pour quelqu’un formé par Emerson –, mais son principal intérêt résidait dans les diverses formes de la langue égyptienne, et il était très improbable que nous trouvions des inscriptions ici. Les pyramides des premières dynasties n’en comportaient pas, et celle-ci était manifestement une pyramide très ancienne.
— Un joli mastaba, murmurai-je. Rempli de tessons de poterie couverts d’hiéroglyphes.
Manuscrit H
— J’ai frappé, dit Nefret d’un air vertueux.
Ramsès leva les yeux de son livre.
— Je n’ai pas dit : « Entre. »
— Quand tu ne veux vraiment pas que j’entre, tu fermes ta porte à clé.
Nefret semblait très contente d’elle – yeux brillants, lèvres entrouvertes, joues empourprées. Ses cheveux s’étaient échappés de leur chignon et son visage était maculé de poussière.
— J’ai une surprise pour toi. Viens voir !
Ramsès posa son livre et se leva.
— J’espère que tu n’as pas adopté un autre animal ! Mère commence tout juste à s’habituer à ce chien galeux. Il ne manquerait plus qu’un chameau ou une famille de souris orphelines !
— Narmer fera un splendide chien de garde. Dès que je lui aurai appris à ne pas aboyer après des scorpions et des araignées. Cesse d’être aussi sarcastique, Ramsès, et suis-moi.
Elle l’emmena dans l’aile opposée et ouvrit une porte à la volée.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Ramsès.
La pièce était à peine meublée, dans l’authentique style égyptien. Un large canapé bas, tapissé d’indienne imprimée, était placé contre l’un des murs. Au-dessus, il y avait des étagères contenant des livres et des gravures. Quelques chaises de style européen étaient prévues pour ceux qui les préféraient. Des tapis orientaux aux nuances chaleureuses de cramoisi et de bordeaux recouvraient le plancher.
— Notre salon. Je t’avais dit que je demanderais à tante Amelia de nous laisser notre propre appartement. Ma chambre est d’un côté, et la tienne de l’autre. Il y a des portes communicantes.
Il espéra que son visage ne trahissait pas ses sentiments. C’était déjà difficile de vivre avec Nefret sous le même toit. Des portes communicantes… Je peux toujours m’enfermer à double tour dans ma chambre et jeter la clé par la fenêtre, pensa-t-il en grimaçant.
Cette partie de la maison avait été le harem. Des moucharabiehs aux sculptures exquises masquaient les fenêtres et laissaient entrer l’air et la lumière par des trous qui faisaient partie de la décoration. Ramsès glissa plusieurs doigts dans les trous d’un moucharabieh et le secoua. Il était solidement fixé sur les côtés.
— Ceci ne va pas, dit-il.
— Bon sang, je n’y avais pas pensé ! Tu as raison, nous pouvons avoir besoin de sortir par la fenêtre.
— Ibrahim peut probablement mettre des charnières et des poignées. Ce serait dommage de les retirer. Ces moucharabiehs sont magnifiques. (Il se détourna de la fenêtre.) Félicitations, jeune fille ! Comment as-tu fait ?
— J’ai offert très aimablement d’emménager ici et de laisser nos jolies chambres agréablement meublées aux Vandergelt. Ensuite j’ai enrôlé Kadija et ses filles pour procéder à un nettoyage éclair. J’ai lavé le plancher moi-même. À genoux !
— C’est très propre.
— Quel compliment !
— Que peut-on dire de plus à propos d’un plancher ? Tu as également repeint les murs ?
— Je croyais avoir ôté toute la peinture sur mes mains.
Elle les examina d’un œil critique.
— Sous tes ongles. Elle se remarque à peine.
— Mais tu l’as vue, Sherlock ! (Elle lui adressa un sourire amusé.) Je n’ai pas tout fait. Geoff m’a aidée.
— Geoff ?
— Oui, il a été charmant. Viens voir ta chambre. (Elle ouvrit la porte d’à côté.) Elle est ravissante, non ? J’ai également aidé à repeindre les murs. J’espère que tu aimes la couleur. J’ai acheté de nouveaux meubles pour nous deux – ton ancien matelas a autant de bosses qu’un sac de charbon, tu aurais dû demander qu’on le change il y a des années ! Il ne te reste plus qu’à apporter tes livres, tes vêtements et tes objets personnels.
Les murs étaient bleu pâle. Les rideaux et le dessus-de-lit assorti étaient imprimés de fleurs invraisemblables, dont les couleurs allaient du magenta au rose.
— Très gai, dit Ramsès.
Nefret se rembrunit.
— Tu détestes ça.
— Non, je t’assure. Les fleurs sont… euh… très gaies.
— Les hommes ont des goûts si ternes. Si tu n’aimes pas le motif, je trouverai autre chose. Un tissu uni ou des rayures. Viens, je vais t’aider à tes affaires.
— Maintenant ?
— Le plus tôt sera le mieux. De toute façon, tu n’as pas sorti tes livres des caisses.
Elle aurait porté les lourdes caisses elle-même, ou les aurait traînées sur le sol, s’il l’avait laissée faire. Quand elle se mit derrière la commode et essaya de la déplacer, son front se plissa sous l’effort et le bout de sa langue dépassa. Il éclata de rire. C’était ça ou lui donner une étreinte fraternelle, et il n’avait pas osé le faire depuis des années.
— N’insiste pas, Nefret. Je vais sortir les tiroirs et vider leur contenu dans l’élégante commode neuve que tu as achetée.
— Ce serait plus intelligent, hein ? (Elle écarta les mèches humides de son front et lui adressa un sourire.) Je suis tellement énervée que je n’arrive pas à réfléchir. Mais je tiens absolument à t’aider. Tu retourneras les tiroirs et tu videras leur contenu.
— Laisse-moi les porter.
Il saisit le tiroir juste à temps pour l’empêcher de le laisser tomber.
— Bon sang, qu’est-ce que tu as mis dans ce tiroir ? s’exclama-t-elle. Des pierres ? Oh, j’aurais dû m’en douter ! Des tessons de poterie ! Tu es incorrigible, Ramsès ! Ils s’effritent sur tes foulards. Qu’est-ce que c’est ?
Le petit paquet de papier de soie se défit comme elle sortait l’objet du tiroir.
Les boutiques de souvenirs sur le Muski et dans les hôtels vendaient des statuettes similaires qui représentaient des dieux et des déesses égyptiens à corps humain et à tête d’animaux. Celle-ci mesurait environ trente-cinq centimètres, et une tête de faucon surmontait un corps d’homme qui portait la petite jupe typique et un large col constellé de joyaux. L’argile cuite avait été peinte de couleurs suffisamment vives pour éblouir, la jupe de raies rouges et blanches, le col de turquoise et d’orange avec des touches d’or. Le bec de l’oiseau, les grandes plumes qui couronnaient sa tête, et les sandales sur les pieds humains étaient également dorés.
— Juste ciel ! s’exclama Nefret en examinant la statuette avec un mélange d’amusement et d’irritation. J’espère que ce n’est pas le cadeau que tu me destines pour Noël !
— C’est un cadeau que m’a fait Maude.
Il se dirigea vers la porte en portant le tiroir dans ses bras.
— Vraiment ? fit Nefret avec une nonchalance affectée. Attends un peu. Je suppose que cette statuette représente Horus. Le jeune Horus, défenseur de son père, l’adversaire de Seth, le faucon d’or, et ainsi de suite. Très, très approprié.
— Certainement pas. Père n’est pas Osiris et ne le sera jamais, et en règle générale c’est lui qui me sauve, et non l’inverse. Je serais ravi d’en venir aux prises avec notre ami Sethos, mais Père s’en est toujours chargé. Tu as vraiment une imagination débridée !
Cette critique ne détourna pas Nefret de son propos.
— Quand t’a-t-elle donné cette statuette ?
— Hier soir.
— Oh ! Tu l’as vue hier soir ?
— Elle m’avait demandé de passer.
Il sentait le regard de Nefret lui perforer la nuque. Autant crever l’abcès, pensa-t-il, et il se retourna pour lui faire face.
— D’autres questions ? s’enquit-il.
Nefret le regarda, regarda la statuette, puis elle le regarda de nouveau.
— Il y a une certaine ressemblance.
— Particulièrement la tête.
Nefret eut un petit rire.
— Tu as un nez proéminent, mais il ne ressemble pas du tout à un bec. Je voulais dire à partir du cou. Notamment le torse et les épaules. Tu ne devrais pas aller et venir sur le chantier sans ta chemise, ce n’est pas juste pour cette pauvre fille. L’autre jour, elle ne parvenait pas à te quitter des yeux.
Ramsès serra les dents pour s’empêcher de proférer un juron. C’était dans des moments comme celui-là qu’il était tenté de secouer violemment sa bien-aimée jusqu’à ce que ses dents s’entrechoquent. Les yeux bleus de Nefret brillaient, dénués de pitié, et son sourire était empreint de moquerie.
Il avait été incapable de trouver une excuse valable pour décliner l’invitation de Maude, surtout lorsqu’elle lui avait adressé ce regard implorant et avait expliqué qu’elle avait un cadeau pour lui. La statuette l’avait laissé interdit – il ne parvenait pas à imaginer pourquoi elle avait pensé qu’il désirait une telle parodie – mais il avait réussi à la remercier. Ensuite elle avait entrepris de s’excuser pour son « éblouissement » dans la pyramide le matin, tandis qu’il buvait le café qu’elle l’avait forcé à accepter et tentait de trouver une manière élégante d’écourter sa visite. Ce n’était pas un véritable tête-à-tête – la « tante à demeure » (il ne se rappelait jamais le nom de la petite dame âgée) tricotait dans un coin – mais après qu’il eut pris congé, Maude l’avait suivi dans le jardin éclairé par les étoiles.
Nefret lui avait dit plus d’une fois qu’il ne connaissait rien aux femmes. Cette fois, elle avait eu raison. Il avait pris Maude pour une petite fille gâtée, habituée à obtenir ce qu’elle voulait. C’était exact, mais aucune femme n’aurait dit les choses qu’elle lui avait dites, à moins de faire litière de son amour-propre. Cela avait été affreusement embarrassant et pathétique, et quand elle s’était mise à pleurer…
Nefret avait toujours eu cette capacité inquiétante de lire dans ses pensées.
— Elle a pleuré ? s’enquit-elle d’une voix mielleuse. Et ensuite tu l’as embrassée ? Tu n’aurais pas dû. Je suis sûre que c’était dans une bonne intention, mais embrasser quelqu’un par pitié est toujours une erreur.
— Tu as fini de te divertir ? demanda Ramsès de cette voix glaciale qu’elle détestait.
Au bout d’un moment, elle baissa les yeux et son visage s’empourpra.
— Tu as l’art et la manière pour amener une personne à se sentir parfaitement méprisable. Entendu, je te fais mes excuses. Elle est amoureuse de toi. Ce n’est pas drôle, pour elle ou pour toi. Est-ce que tu as…
— Non !
— Comment sais-tu ce que j’allais dire ?
— La réponse est non, dans tous les cas. D’après ce que j’ai entendu dire, elle s’imagine toujours qu’elle est amoureuse de quelqu’un, et mon principal attrait est le fait que je viens d’arriver. Elle a déjà fait le tour de la plupart des officiers et de tous les égyptologues d’un âge convenable. Elle trouvera un nouveau héros l’année prochaine, voire le mois prochain.
Nefret enveloppa Horus, le défenseur de son père, dans le papier de soie et le remit dans le tiroir.
— Tu as un cadeau pour elle ?
— Je dois lui en faire un ? Bon sang, je suppose que oui. Mais quoi, je n’en ai pas la moindre idée.
— C’est délicat, fit Nefret d’un air pensif. Tu veux te montrer poli mais tu ne dois pas l’encourager. Laisse-moi ce soin. Je trouverai quelque chose d’approprié. J’achèterai également quelque chose pour Jack – au nom de la famille. Cela rendra le cadeau moins personnel.
— Écoute, Nefret…
— Tu ne me fais pas confiance ?
— Non.
— Cette fois, tu le peux. Je te le promets.